Réalisé en 1981, avant Dialogues de Rome, son dernier opus cinématographique, L'Homme Atlantique est l'avant-dernier film de Marguerite Duras (filmé en 1983, Les Enfants, qui lui est souvent attribué à tort, est un film qu'elle s'est contentée de superviser et qui est signé par son fils Jean Mascolo et par Jean-Marc Turine). L'Homme Atlantique est le film le plus radical de l'auteur de Hiroshima mon amour. Il est constitué partiellement de chutes de Agatha, son film précédent et, essentiellement, d'images noires. La bande sonore est la lecture par Marguerite Duras elle-même de son texte L'Homme Atlantique qui fut édité en 1982 aux éditions de Minuit.J'avais découvert ce film au Festival International du Jeune Cinéma de Hyères et j'avais eu l'occasion de lui consacrer une chronique pour la revue Cinéma 82, dans le numéro 277, daté de janvier 1982.L'Homme Atlantique de Marguerite Duras par Gérard Courant est le filmage de ce texte au banc-titre en y intercalant des images noires.(Gérard Courant).LE TEXTE FILMÉL'Homme Atlantique est peut-être le premier film à vous faire regarder les images les yeux fermés. Peu importe, que certains cinéastes aient réussi auparavant, par éclairs, à réaliser la même prouesse ; jamais, avant Marguerite Duras, on avait été porté, corps et âme, vers un au-delà bien impossible à nommer, le projet lui-même, dans sa folie, ignorant sa destinée. Et pour cause !Le fait est là ! On décolle. Peu importe aussi que l'on ne retienne, des paroles chuchotées par la voix de Marguerite Duras, peu du sens mais beaucoup de la sensualité d'une voix qui, depuis Le Camion, envahit de plus en plus un espace en friche. L'Homme Atlantique ne vous prouvera pas que le cinéma, c'est ça, ni qu'il faille absolument prendre ce cinéma comme modèle, ni que c'est un grand film, ni que le cinéma est le sommet de tous les arts, ni que le noir vaut mieux que le bleu, le rouge, le vert…. Non, L'Homme Atlantique est ailleurs, au-delà de tout le cinéma qui se fait et des films précédents de Marguerite Duras. Son au-delà, c'est l'absence d'au-delà. Son cinéma, c'est son absence de cinéma. L'Homme Atlantique vous prouvera seulement que le cinéma est fragile.Il est juste de dire que ces quarante minutes de noir sont les plus belles images que Marguerite Duras ait imprimées sur la pellicule depuis Détruire, dit elle car, en gagnant ce pari fabuleux de faire rester un spectateur devant l'écran noir de son film, notre Marguerite nationale a atteint ce qu'elle désirait depuis longtemps : faire du vide une matière pleine, faire du néant, un océan d'images. Vous l'avez compris, L'Homme Atlantique est un film impossible. Paradisiaque. Vertigineux. Et, tout compte fait, l'entreprise méritait d'être tentée car, à voir l'air ébahi des spectateurs après ces quarante minutes de voyage intergalactique dans notre pensée, on ne peut que dire bravo à Marguerite Duras. Elle a essayé. Et elle a réussi. Pourquoi ? Peut-être parce que L'Homme Atlantique est un film de la peur. On pourrait le sous-titrer : Les Mystères de Marguerite. En imprimant des mots sur le néant, elle nous propulse dans le trou noir de sa pensée. Bringuebalé, chahuté, on en sort ragaillardi, pimpant neuf et lavé de mille détritus d'images qui nous collaient à l'esprit. Après tout, si un peintre a peur de la toile blanche et un écrivain la peur de la page blanche, pourquoi un cinéaste n'aurait-il pas la peur de l'écran blanc ? Et ainsi, ce dernier, incapable de projeter et d'imprimer quoi que ce soit, seulement des mots balancés par une voix d'outre-monde ?Je donnerais tout ce que j'ai vu ces derniers mois pour ces quelques milliers de photogrammes noirs. Peu importe, enfin que Marguerite ait intercalé quelques chutes d'Agatha, comme pour nous sécuriser avant le grand plongeon final, car, quand on saute dans le vide, on n'a de compte à rendre à personne.(Gérard Courant, Cinéma 82, n° 277, janvier 1982).