Depuis plusieurs années, le festival Côté court s’associe aux bibliothèques de Pantin, pour faire vivre le festival dans la ville.
Pour la sixième année consécutive nous menons un atelier de critique de films et d'écriture à la bibliothèque Elsa Triolet. Qu’est-ce que la critique de film ? Comment mettre par écrit ses impressions ? Comment transmettre un message ? Une critique doit-elle être neutre ou au contraire, prendre parti ? Critiquer, est-ce s’engager ? Tant de questions qui sont abordées lors des ateliers encadrés par Louis Blanchot, critique professionnel. Cette année, en raison du confinement, le groupe a discuté et échangé en ligne.
L'incantation blasphématoire du titre n'est pas qu’un effet d'annonce. Dans Notre Dame des Hormones, on en prend plein les yeux, plein les oreilles — et la question de l'orifice est le fil rouge de ce conte fantasmagorique et loufoque.
Alors qu’elles déambulent dans une forêt luxuriante, deux actrices en pleine répétition découvrent une stupéfiante créature — sorte d'organe visqueux et poilu à la protubérance évocatrice. Pourtant, rien de vulgaire dans cet écrin gorgé de colorations féériques mais plutôt une obscénité décadente, esthétisante, très drôle, qui se joue des codes initiatiques de la fable pour mettre en scène l'apprivoisement du désir, sur un mode masochiste et le gore.
L'irrépressible tentation que procure "la chose" va mettre à l'épreuve la relation des deux femmes et notre rapport de spectateur à l'intelligible et au recevable. Le réalisateur nous immerge ainsi dans un bain organique, poisseux, odorant : une sorte de matrice symbolique et polysémique, à la croisée des récits hallucinés d'Edgard Allan Poe et des plugs de réalité virtuelle de David Cronenberg dans Existenz.
Dans ce film elliptique où l’étrangeté est partout (dans les cadres fixes et infertiles, dans les lieux déserts, dans les personnages en errance, dans le minimalisme des dialogues et de l’ambiance sonore), on s’attend à trouver quelques profondeurs. Alléchant, le film manipule ses motifs avec un certain art de la séduction. Mais tout reste définitivement à la surface, et les portes déjà enfoncées qu’ouvrent ces Fusils à pompe débouchent sur des voies de garage.
Nous parle-t-on de la vie ? de la mort ? de l’amitié ? de la relation entre deux frères ? de l’humanité en trop ? d’une jeunesse perdue et sans avenir, en rupture de ban ? d’une violence intrinsèque et inévitable ? de militarisme ? de fascisme ? de la fin de l’enfance ? ou encore d’inégalités sociales ? C’est peut-être tout ça à la fois. Mais comme dit l’adage : « bon à tout, propre à rien ». Le film fait ainsi penser à un cocktail avec plein de choses jolies à l’intérieur, mais au goût finalement bien fade.
La mise en scène est redondante : on prolonge le vide intérieur et affectif des êtres à travers le vide des dialogues et des expressions ; on montre une humanité qui va mal et court à sa perte à travers une banlieue pavillonnaire dépeuplée (et une végétation, à l’inverse, luxuriante) ; on illustre la solitude par l’isolement, la violence par la violence — et la mort par la mort (à travers le fantôme de Sylvain, tout pâle, qui ne cesse d’apparaître, avec son trou rouge à l’arrière du crâne).
Quant aux personnages, ils nous séduisent plus qu’ils ne nous émeuvent. Plutôt qu’en savoir davantage sur Maël et Joshua, on se demande ce qu’on essaye de nous dire avec ce groupe d’hommes armés de fusils à pompe, le crâne rasé, les mâchoires carrées, vêtus de bombers noirs, traversant la ville au pas de course militaire — groupe d’hommes qui, en plus de créer l'ambiguïté, est présenté comme seul salut, comme ultime famille....
Mais si le couple Poggi-Vinel n’a pas encore su nous montrer la richesse du contradictoire et se contente de films tout blancs ou tout noirs (globalement tout noirs), si Tant qu’il nous reste des fusils à pompe est décevant dans ce qu’il donne à voir, et absent dans ce qu’il donne à chercher (puisqu’à tout prendre, on n’emporte rien avec nous une fois le film terminé), leur cinéma laisse un agréable sentiment de “jamais vu”. Leur jeune filmographie, en plus de s’attaquer à des sujets abstraits et complexes, à cela de prometteur qu’elle fait jusque là preuve de constance et qu’elle donne à voir un univers assumé et des sensibilités particulières par le biais d'écritures, de réalisations et de mises en scène aventureuses.
Au départ, de la jouissance outrageuse : dans Sapphire Crystal, c’est l’éjaculation d’une shower champagne de 40 bouteilles, pour l’amusement d’une poignée de jeunes riches ; dans Notre Dame des Hormones, c’est le soupir d’un Oedipe vieillissant aux tétons érectiles, rejouant le fantasme scatophile de Belle de Jour. Il s’agit donc, dans les deux cas, d’explorer le désir — le désir et son assouvissement.
Sapphire Crystal présente une bande de jeunes privilégiés de Genève qui profitent d’une nuit ensemble et initient une nouvelle venue à leurs plaisirs festifs et hors de prix. Champagne, cigarettes, cocaïne et sexe rémunéré rythment leur soirée. Le film joue avec la fiction et le réel en utilisant le téléphone portable. Condamnée à des endroits sombres, l’image n’est pas propre. L’impression de prises de vue sur le vif fonctionne et prend à contre pied l’esthétique papier glacé des réseaux sociaux d’une jeunesse dorée — ici enfermée dans une réalité bien terne. La forme n’est pas révolutionnaire mais pertinente pour son sujet. Elle réussit même à surprendre avec une poésie tristement ironique (celle notamment des lumières des enseignes de luxes qui ont remplacé les étoiles). Mais malgré une anecdote sur une sauce Bolognaise à base d'excréments humains (qui fait soudain basculer le film dans l’incongru), les personnages restent très tièdes et sont réduits à des clichés vus et revus au cinéma, dévoilant bien vite la supercherie et ne proposant rien d’audacieux ou de nouveau — Sofia Coppola est déjà passée par là.
Chez Betrand Mandico, l’univers est tout autre. La froideur du numérique est remplacée par la chaleur de la pellicule et la parole du verbe par celui des corps. L’ambiance, d’une féérie végétale et sensuelle magnifique, pourrait être celle de La Belle et La Bête de Cocteau embrassant un film érotique pastel des années 70. Dans ce conte vaporeux guidé par la voix de Michel Piccoli, deux actrices oubliées répètent dans une grande demeure au milieu des bois. Lors d’une balade, elles trouvent une masse informe de chair poilue qui va avoir sur elles un pouvoir d’attraction hypnotique — réveillant en chacune un désir irrationnel. Extrêmement sensitif, le court-métrage propose des allers-retours entre ravissement et dégout. Les décors sont extravagants et en ruines, les effets de cinéma artisanaux, l’ambiance rosée, suante et pailleté ; les sons susurrants enveloppent le spectateur dans un bain aussi étrange qu’agréable. Mais il y a toujours cette charogne répugnante qui vient troubler la douce torpeur. Les deux femmes lui parlent, la lèchent, la blessent, la posent sur leurs corps nus. Le désir est tellement fort qu’il ira jusqu’au sang, donnant au film un ton plus horrifique — proche d’un Mario Bava. C’est tout à fait déroutant mais, tout comme cet amas carné, le film est tellement organique et unique qu’il est difficile de passer à côté, de ne rien ressentir.
Les deux courts métrages se retrouvent également dans leur aspect écoeurant : Sapphire Crystal via ses personnages bourrés d’argent et de substances et Notre Dame des Hormones via sa forme viscérale et liquoreuse. Là où ils s’éloignent le plus l’un de l'autre, c’est en fait par la finalité de cette jouissance. Les personnages chez Virgil Vernier sont déjà en haut de l’échelle sociale. Ayant tout à un âge où l’on est censé bouillonner de désir, les expériences interdites sont les seules choses qui pourraient les faire sentir vivants — mais elles ne les assouvissent même plus. Le désir étant vain, ils en sont réduits à feindre la richesse, préférant les enseignes lumineuses Rolex aux étoiles. Chez Bertrand Mandico, le désir est explosif et amènera les deux actrices à se « réincarner » littéralement pour ne pas tomber dans l’oubli et rester au firmament de la gloire. Finalement, le désir est et a toujours été moteur d’histoires, comme vient nous le rappeler l'Œdipe de Mandico. Même si Sapphire Crystal propose une mise en scène distanciée et cohérente, il reste peut-être trop timide et finit par ennuyer — là ou Notre Dame des Hormones n’hésite pas à assouvir ses pulsions immorales les plus folles, livrant le film (et son spectateur) à une forme de jouissance inédite.
Le film nous entraîne en boite de nuit à Genève, pour une soirée entre jeunes adultes de milieu (très) favorisé. Ils sont beaux, ils sont jeunes, ils sont riches ; ils louent des suites hors de prix, font couler le champagne à flots. Mais cet étalage de dépense n’a pas pour but d’améliorer la fête. Il s’agit surtout de se faire voir, admirer — de faire envie aux autres. Dans ce monde de la nuit déconnecté de la réalité, le seul repère, la seule valeur, c’est le dieu argent — encore que ce ne soit pas forcément le leur mais celui des parents ! La soirée se prolonge ensuite chez l’un des jeunes gens. On boit, on se prend un rail de coke à la poudre d’or pour tromper l’ennui, se donnant ainsi l’illusion d’exister pour remplir le vide de sa vie et celui de la soirée. Personne, ici, n’a de réel centre d’intérêt en dehors de la frime et des excès. Les sujets de conversation vont à la dérive jusqu’au scatologique. Les fêtards n’ont d’autre idée de jeu que celui des petits papiers. Aucune étincelle d’esprit ne vient relever le niveau et, puisque tout s’achète, l’un d’eux se commande une partenaire sexuelle en deux clics sur internet, sans se soucier de la jeune femme qui l’accompagne. La bande part ensuite en vadrouille dans les rues de la ville où, contrastant avec la profusion d’enseignes lumineuses, se dresse l’austère statue de Jean Calvin. Tel un commandeur, le théologien semble condamner cette dépravation et s’ériger contre ce monde où les sources de vibrations et d’émotions ne sont plus le spectacle des étoiles brillant au ciel, mais celui des néons, des sigles — seuls liens d’appartenance de ces jeunes happy fews. Unique pulsion de vie jaillissant de ces limbes, la puissance d’un jet d’eau se dressant dans la nuit, s’élançant vers le ciel, éclairant ce fond de pénombre, réapparaissant en gerbes de lumière mais toujours résistant à l’éphémère. Filmé avec les moyens limités d’un portable, ce court-métrage à caractère documentaire n’est pas que la peinture d’une ville mais aussi celle d’un milieu qui ne parvient pas à son but : faire envie.
Dans ces deux films, les personnages principaux sont des jeunes filles, des adolescentes de 17-18 ans. Plus précisément : des soeurs, réunies dans chaque film par un même intérêt (le foot dans le premier, les garçons dans le deuxième). Une même ironie et un même gout de la contradiction semblent aussi parcourir les deux oeuvres : le titre Les filles ont des cheveux longs (trait de la féminité par excellence) contraste avec leur principale préoccupation qui est le foot (sport traditionnellement masculin), et les voiles derrière lesquelles sont dissimulées les soeurs d’Haramiste contrastent avec leur manière franche et crue de parler de sexe. Pour le reste, tout les sépare.
Tandis que Les Filles déploie un large éventail de moyens cinématographiques, Haramiste donne le sentiment d’être un film d’amateur. Mais paradoxalement, ce dernier semble mieux évoluer et le spectateur se réjouit de sa spontanéité et de son audace. Les séquences où l’écran d’un ordinateur occupe tout le cadre, ou bien celles où les textos échangés s’affichent à l’écran, font preuve d’originalité, d’imagination, et dialoguent idéalement avec notre époque submergée par les relations à distance. Par contre, Les Filles est un film où l’évolution du récit et du protagoniste est très faible — et les péripéties presque inexistantes. On peut soupçonner qu’il y a un processus intérieur d’élaboration des sentiments dans les efforts de l’adolescente de trouver sa place dans son entourage. Mais on a du mal à trouver parmi les séquences du film des moments significatifs, qui pourraient aider le spectateur à donner du sens à ce qui se déroule devant ses yeux. Le film échoue à construire un véritablement chemin, une réflexion.
Avec son style amateur et ses dialogues qui semblent dériver de l’improvisation, Haramiste arrive à donner un résultat hilarant, plein de vivacité, qui surprend et déstabilise grâce à un langage cru. Dans un milieu social et culturel où le sexe est un sujet tabou (et le désir sexuel des jeunes femmes inimaginable), les deux sœurs du film n’hésitent pas à exprimer l’étendue de leurs fantasmes, jonglant entre les contraintes de leur milieu et les provocations de leur esprit. Leurs discussions tournent autour les garçons, elles partagent leurs connaissances sur le sujet et passent à l’acte, vivent tout simplement leur vie. Le naturel du jeu des actrices et leur enthousiasme — elles n’ont pas pour rien participé à l'écriture du scénario — nous convainquent et apportent au film une certaine universalité dans son approche de l’adolescence et des questionnements sur la sexualité.
Alors que les deux films précédents montrent la jeunesse des filles dans la banlieue issue de deux cultures différentes, cette fois-ci ce sont deux garçons originaires d’une même banlieue, de la même culture, sans doute la même trajectoire, le même parcours mais deux visages en ressortent. Akro d’Au loin Baltimore aime le motocross Yamaha, Ladhi de F430 aime la Ferrari F430. Akro cherche la liberté dans le motocross tandis que Ladhi roule en Ferrari pour frimer, à la différence du motocross, la Ferrari est semblable à une prison car Ladhi est enfermée dans la vanité. Akro a de l’amour pour sa machine, une passion tatouée sur son corps et dont il connaît les mécanismes de fonctionnement. Ladhi ne connaît rien de la Ferrari hormis la marque qui représente le nec plus ultra du luxe, au lieu d’en prendre soin, il l’endommage, il ne voit qu’un instrument de sa reconnaissance sociale, sans amour il veut seulement jouir par l’apparence et l’appartenance à un autre monde social qui lui est inaccessible. D’ailleurs le contraste de la scène où il mange du KFC à côté de sa Ferrari montre qu’il appartient bien au monde du KFC et non à celui de la Ferrari car le monde de la Ferrari ne se rabaisserait jamais à consommer du KFC. La Yamaha de Akro montre une exigence correspondant à son milieu, cette adéquation a pour effet de développer des liens, sa Yamaha est comme personnifiée tel un protagoniste à part entière dans le film avec qui Akro entretient une relation fusionnelle et durable. Tout à fait le contraire pour Ladhi qui n’a eu qu’une relation tarifiée et passagère, il ne peut pas conserver la Ferrari par manque de moyen : son ambition n’est pas en adéquation avec ses capacités, cette ignorance de lui-même est la cause de ses ennuis. Il fait le fier et joue à la star devant les enfants car il est intérieurement toujours un enfant tandis qu’il y a de la maturité chez Akro car il remplace le père pour laver son cadet.
Plus psychologique, Au loin Baltimore entre dans l’intimité d’une famille en décomposition, tentative de percer des états d’âme ; en mauvais terme, Akro vient en cachette chez son père pour réparer son motocross, absence de la mère, le père dort à moitié mort délaissant seul le petit frère d’Akro. Plus sociologique, F430 montre le milieu où Ladhi évolue ; suite à un vol, il garde la totalité de l’argent en trompant son associé, puis va dépenser l’argent dans la location d’une Ferrari pour frimer ; il gagne aussi facilement qu’il dépense, rien n’est solide, tout est précaire. Par contre on sent de l’espoir chez Akro, bricoleur intéressé par la mécanique, il pourrait se sublimer dans sa passion. Baltimore est plus humain, on a de l’attachement pour Akro, son petit frère et même la Yamaha, tandis que dans F430, tout est antipathique, aussi bien Ladhi que la Ferrari mais également les personnages secondaires. Cependant, bien qu’il y ait divergence de personnalités, si on les faisait rencontrer, Akro et Ladhi pourraient très bien devenir amis car le visage d’Akro n’est montré qu’en relation avec son frère régi par l’affectivité familiale, or l’antipathie pourrait convenir à Akro en extérieur par effet de bande, Ladhi n’a pas le monopole de l’antipathie, ni Akro le monopole de la sympathie au sein de la famille.
Baltimore surprend, d’après l’introduction, on s’attend à un scénario sur les courses et rodéos sauvages dans une banlieue mais la panne du motocross est un coup de théâtre qui s’enchaîne sur un inattendu huis clos. Alors que F430 est prévisible : petit voyou sans scrupule qui veut s’affranchir des règles mais se fait rattraper par son milieu, stéréotype du délinquant de banlieue déjà porté à mainte reprises dans des clips de rap de NTM, IAM ou Booba, sa cité est aussi bien son berceau que son tombeau. Les deux films se terminent sur la reprise en deux roues, chacun essaie à leur manière de trouver une issue utopique, ce sont des vies parallèles, où leurs chemins se rejoignent sur le bitume pour affronter leur destin.